"Holy Motors" : un beau et étrange requiem pour le cinéma

A la deuxième vision de Holy Motors, l'étrange euphorie qui s'était insinuée lors de la projection cannoise du film de Leos Carax a laissé la place à une infinie tristesse, à la douleur d'un requiem pour le cinéma. Et à chaque fois la beauté et l'étrangeté s'imposent, irréfutables. Ces sentiments contradictoires qu'évoque le même film donnent une idée de son ampleur.

Holy Motors est à la fois un film fauché et une superproduction - une vue d'ensemble de l'histoire du cinéma (du chronographe de Marey aux capteurs numériques des tournages sans caméra) et le portrait intime d'un cinéaste qui n'a pas réalisé de long-métrage depuis 1999. Cette intimité est établie dès le prologue qui montre un homme endormi dans une pièce qui communique avec un théâtre. Tiré de son sommeil, l'homme chausse des lunettes noires et ouvre la porte qui mène au spectacle. Ce rêveur éveillé, c'est Leos Carax, en personne. Il se retrouve en pyjama dans une salle comble. Depuis l'échec de Pola X, le cinéaste n'a pu mener à bien les projets qui sont nés de son imagination. Il y parvient enfin et commence par se mettre en scène en somnambule, tiré de son hibernation par un moteur mystérieux, dont le carburant est probablement extrait du regard d'un public que la caméra filme de face.

Pour naviguer entre l'épopée et les replis les plus secrets de l'âme d'un artiste, Leos Carax a choisi pour vaisseau une stretch limo, une limousine étirée, toute blanche. On vient de voir l'une de ses collègues dans le Cosmopolis de David Cronenberg. Elle transportait un millionnaire à travers Manhattan. La limo de Carax roule dans Paris. Elle est conduite par une femme élégante, Céline (Edith Scob), qui est venue chercher un homme manifestement puissant (il vit sous le regard de gardes du corps) dans sa belle villa, de l'autre côté du périphérique. Le prologue nous a appris à nous méfier des apparences et le M. Oscar (Denis Lavant) que Céline salue avec déférence ne s'assied à l'arrière de la grande voiture que pour mieux travailler.

Dans cette loge, Oscar se travestit et devient tour à tour une vieille femme, un clochard monstrueux, un père de famille, un assassin asiatique, un vieillard agonisant. A chaque métamorphose correspond une situation, "un rendez-vous", dit Céline dont on s'aperçoit bientôt qu'elle n'a pas grand-chose d'une domestique et tout d'un manager, qu'on prenne le terme dans son sens show-business ou business tout court
Ce forçat de la transformation s'use sous nos yeux. Ce qu'accomplit Denis Lavant dans Holy Motors tient du prodige : il passe d'un personnage à l'autre en s'abandonnant sans retenue à chacun des rôles. Quand il devient M. Merde, une créature répugnante déjà vue dans le sketch du film collectif Tokyo qu'avait réalisé Carax en 2008, l'acteur disparaît sous les postiches, exsudant une énergie de centrale atomique parfaitement incompatible avec la lassitude du père de famille qu'il incarne quelques séquences plus loin. Ces contradictions, ces oppositions radicales n'empêcheront pas qu'à la fin du film, on sera devenu un intime de M. Oscar, l'homme qui est payé pour se transformer et vivre d'autres vies.

Pourquoi ce travail de titan ? "Mais où sont les caméras, l'équipe de cinéma, le metteur en scène ?" demandait Carax dans un synopsis distribué sur le plateau de Holy Motors (cité par Jean-Michel Frodon sur le site Slate.fr). L'apparition, à l'arrière de la limousine, d'un vieillard arrogant (Michel Piccoli, stupéfiant, il ne joue pas assez souvent les méchants) développe cette idée : M. Oscar vit et travaille dans un monde où le spectacle s'est atomisé pour infiltrer les vies, sans que l'on ne sache plus qui parle à qui, qui regarde, qui joue.
C'est une idée comme ça, qui traverse le film, qui trottera ensuite longtemps dans la tête. Mais Holy Motors n'est pas un film à idées. Sur cette pensée élastique, Leos Carax rebondit et réalise plus de films en deux heures que nombre de cinéastes pendant toute une carrière. On peut imaginer qu'il veut rattraper le temps passé loin des plateaux. A moins qu'il n'invente une manière délibérément velléitaire de faire du cinéma : chaque désir est mis en scène, entre innovation formelle et amour un rien fétichiste de l'histoire du cinéma (voyez Elise Lhomeau en orpheline boiteuse, on la croirait sortie d'un film de Clouzot). Ce collage n'est pas un patchwork : il s'organise autour d'un moment précis, la séquence qui réunit Denis Lavant et Kylie Minogue (chanteuse australienne, parfois actrice) à l'intérieur du grand magasin de la Samaritaine.

Les Parisiens se souviennent de la fermeture de ce monument, du jour au lendemain. Depuis, on attend sans illusion que ce temple de la consommation ménagère du XXe siècle soit consacré au luxe du XXIe siècle. Dans cet intervalle, Leos Carax s'est introduit : ce décor funèbre peuplé de mannequins de cire déshabillés, de caméras réformées, est traversé par le souvenir d'une histoire qui unit jadis M. Oscar et la jeune femme. Ils se retrouvent sur la terrasse qui surplombe le Pont-Neuf (décor qui scella la malédiction dont fut frappée la carrière de cinéaste de Carax, après les tribulations de son film Les Amants du Pont-Neuf), elle chante une mélodie triste, et l'on entrevoit une gigantesque histoire d'amour entre ces deux acteurs désormais privés du cérémonial du cinéma. Paroxystique, bouleversante, cette séquence n'est pas la dernière. On croit alors que Holy Motors va s'arrêter de tourner : il reste encore deux surprises à venir, deux idées folles qui achèvent de désorienter et d'enchanter, gommant le cours du temps, la distinction entre hommes, animaux et machines, si bien qu'on n'est plus sûr que d'une chose : d'être au cinéma.
Bande annonce
Film français de Leos Carax avec Denis Lavant, Edith Scob, Kylie Minogue, Eva Mendes, Michel Piccoli 
(1 h 55).
source: lemonde.fr

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